D’embargos en embargos, l’Elysée a violé les accords de paix au Rwanda de 1990 à 1994

Il est courant de lire que les livraisons d’armes faites par la France pendant le génocide des Tutsi ne respectaient pas l’embargo inclus dans la résolution des Nations Unies du 17 mai 1994. C’est exact, mais ce n’était que le troisième embargo que la France violait ainsi au Rwanda.

 

Le cessez-le-feu du 29 mars 1991 (Accord de N’Sele) et le premier accord d'Arusha, du 12 juillet 1992, instaurèrent à deux reprises un embargo sur les armes et munitions

Le 12 juillet 1992 fut signé le premier accord d’Arusha entre le gouvernement rwandais présidé par Habyarimana et le Front Patriotique Rwandais (FPR)[1]. C’était un accord de cessez-le-feu, doublé d’une feuille de route pour les accords suivants. Quatre autres accords suivirent. Le chef d’état-major particulier du président de la république française qualifie d’ailleurs cet accord du 12 juillet 1992 de « plan de paix », dans une note à François Mitterrand le 23 juillet 1992[2].

Cet accord contenait dans son article 2 un embargo qui devait entrer en vigueur dès le 31 juillet 1992, et non pas à partir de la signature du dernier accord d’Arusha en août 1993. On amalgame souvent les dates des accords d’Arusha à celle de l’accord final. Ce n’est pas innocent.

« Article II du premier accord d’Arusha :

Le cessez-le-feu implique :

  1. La cessation de toutes les hostilités en vue du dialogue et des négociations sérieuses entre les deux parties sous les auspices du Médiateur et du Facilitateur ;
  2. La suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain ;
  3. L'approvisionnement en besoins logistiques non dangereux pour les forces militaires sur le terrain ;
  4. la libération de tous les prisonniers de guerre, la libération effective de toutes les personnes arrêtées à la suite et à cause de cette guerre, dans les cinq (5) jours de la signature du présent accord ;
  5. La possibilité de reprendre le corps des morts ;
  6. Le retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place effective du Groupe d'observateurs militaires neutres (GOMN) [3], à l'exception des coopérants militaires se trouvant au Rwanda suite aux accords bilatéraux de coopération ;
  7. 7. La non infiltration des troupes et l'interdiction d'acheminement des troupes et de matériel de guerre sur le terrain occupé par chaque partie ;
  8. L'interdiction de mener des opérations de minage ou d'entraver les opérations de déminage ;
  9. L'établissement d'un couloir neutre séparant les zones occupées respectivement par les deux forces. Ce couloir devant faciliter le contrôle du cessez-le-feu par le GOMN sera établi en considération de la ligne de front des deux armées. Sa matérialisation sur le terrain se fera par les représentants des deux armées en présence du GOMN. »

Le point 2.2 de cet article 2 instaure donc clairement un embargo sur les armes.

Mais ce n’était pas le premier embargo de la série. En effet, en en-tête du communiqué qui informe de ce premier accord d’Arusha, on peut lire :

  • « […] Après d'intenses négociations qui se sont déroulées dans un esprit d'ouverture et une atmosphère empreinte de fraternité, le chef de la délégation du gouvernement rwandais et le chef de la délégation du Front patriotique rwandais ont signé l'accord de cessez-le-feu de N'Sele tel qu'amendé à Gbadolite et à Arusha. […]»

Ce premier accord d’Arusha du 12 juillet 1992 reprend en fait le précédent accord de cessez-le-feu de N’Selé de mars 1991.

Un article du journal Le Monde du 1 avril 1991 s’en fait l’écho[4]. Il confirme que les points 2.2, 2.4 et 2.6 du premier accord d’Arusha étaient bien déjà inclus dans l’accord de N’Sele. Sauf à mettre en doute le journal Le Monde, il est donc clair que depuis mars 1991, un premier embargo était instauré sur les « approvisionnement en munitions et […] tout autre matériel de guerre ». L’article annonce même que les troupes françaises vont devoir se retirer, ce qui ne sera effectif que deux ans et demi plus tard. Il aura fallu 2 ans et demi à la France pour obtempérer factuellement à un début de respect d’un cessez-le-feu au Rwanda. « Vous pouvez-oublier tout le reste » : les autorités françaises ont piétiné les prémices des accords de paix. Cela s’appelle du sabotage de la Paix.

Dans une étude que j’avais publiée le 9 décembre 2008, le jour des 50 ans de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide [5], j’avais étudié ce premier accord d’Arusha et montré que la France avait violé au moins quatre dispositions de cet accord. J’avais aussi souligné dans cette étude à quel point le traitement de ce premier accord d’Arusha avait été massacré, le mot n’est pas trop fort, dans le rapport de nos députés.[6]

J’avais trouvé le texte de ce premier accord d’Arusha, et de son communiqué, dans un livre de la journaliste de Radio France International Monique Mas [7]. Aucun autre livre ne le publiait à l’époque, pas même les annexes du rapport des députés français de 1998. Par contre, je constate aujourd’hui que le site d’André Guichaoua, « faits et documents », présente cet accord et donc les cinq accords d’Arusha, contrairement à ce que j’avais constaté lors de mon étude de 2008[8]. Je n’ai pas trouvé l’accord de N’Sele lui-même pour l’instant. Toute recherche sur cet accord renvoie à celui du 12 juillet 1992.

Que dit le rapport Duclert du premier accord d’Arusha :

  • « Signés le 12 juillet [1992] en prévision d’un cessez-le-feu prévu pour le 31 juillet [1992], les accords prévoient "la suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain" et "le retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place du GOMN à l’exclusion des coopérants militaires se trouvant au Rwanda suite aux accords bilatéraux de coopération" »[9]

Le rapport Duclert confirme donc bien l’embargo prévu dans ce premier accord d’Arusha[10]. Je n’ai pas retrouvé dans le rapport Duclert de détails sur le contenu de l’accord de cessez-le-feu du 29 mars 1991.

Il apparaît donc clairement que l’embargo retenu par la plupart des observateurs, celui de la résolution 918 du 17 mai 1994 du Conseil de sécurité des Nations unies[11], n’est pas le premier à prendre en compte.

Les "vérités" de l'ancien secrétaire général de l'Elysée

Pourtant le secrétaire général de l’Elysée de 1994, a eu l’outrecuidance de dire en 2014 devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale française :

  • […] Mais la politique de la France, c’est celle que j’ai rappelé. C’est important parce qu’elle..., ce n’est jamais rappelé dans la plupart des polémiques qui se concentrent dans une confusion totale sur les enchaînements, sur qui fait quoi. Et sur les dates : sur 94 ! Et moi, je vous parle de 90, 91, 92, 93.[…] [12]
    […] La question des livraisons d’armes qui revient assez souvent : ce que je crois être le cas – ce que j’ai compris à l’époque ou après, avec le recul ou maintenant – c’est que, la France a donc armé l’armée rwandaise pour résister aux attaques du FPR et de l’armée ougandaise. Avec un certain type d’armement, qui n’a jamais servi au génocide ! Donc ça a été armé dans ce but, en fait, à partir de 90. Et après, bon. Donc il y a eu des livraisons d’armes pour que l’armée rwandaise soit capable de tenir le choc. Parce que s’il n’y avait pas d’armée capable de tenir le choc, vous pouvez oublier Arusha et tout le reste ! Il n’y a plus les éléments, il n’y a plus le levier pour obtenir un compromis politique. Donc, il est resté des relations d’armement.
    Et ce n’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies. C’est la suite de l’engagement d’avant. La France considérant que, pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire ! Ça n’a jamais été nié ça ! Donc, ce n’est pas la peine de nous le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C’est dans le cadre de l’engagement, encore une fois, pour contrer les attaques ! Ça n’a rien à voir avec le génocide. Et même les attaquants les plus violents contre la France n’ont jamais osé écrire ou raconter que le génocide lui-même, village après village, avait été fait avec des armes fournies par la France à l’armée rwandaise contre les attaques du FPR. Faut distinguer les deux. On peut le faire que si on a un peu de temps pour s’expliquer et puis dans un..., une sorte d’échange de bonne foi. » [13]

On sait que cette politique française de « bloquer l’offensive militaire » du FPR s’est accentuée en février 1993. Violant encore le point 2.6 du premier accord d’Arusha, non contente d’avoir maintenu illégalement ses troupes au Rwanda, la France a envoyé des renforts militaires au Rwanda, après une offensive du FPR en février 1993 qui réagissait à des massacres de Tutsi fin janvier 1993. C’est le FPR qui fut accusé d’avoir violé le cessez-le-feu, pourtant ces massacres de Tutsi violait le point 2.1 de l’accord, violation renforcée par les précisions de son article 7 :

« Dans le présent accord :

  1. « Cessez-le-feu » signifie la cessation de toutes les hostilités entre les forces du gouvernement de la République rwandaise et celles du Front patriotique rwandais (FPR) sur tout le territoire national rwandais.
  2. « Cessation des hostilités » signifie la fin de toutes opérations militaires, de toutes opérations civiles nuisibles et de propagande dénigrante et mensongère par les mass media.
  3. « Violation du cessez-le-feu » signifie non-observation d'un des points énumérés à l'article II
  4. « Violation de l'accord de cessez-le-feu » signifie non-observation d'une quelconque disposition de l'accord. » »

De toute évidence, l’ex-secrétaire général de l’Elysée piétine le premier accord d’Arusha de juillet 1992, et celui de N’Sele de 1991. Il n’en tient absolument pas compte, alors qu’il a continuellement « les accords d’Arusha » à la bouche pour justifier le soutien français au régime génocidaire. Il ne tient compte que de la politique française, telle qu’il veut qu’on la considère. Il cherche à faire croire que ces livraisons d’armes « en 90, 91, 92, 93 » étaient normales, alors que celles de 91, 92, 93 violaient le premier embargo sur les armes puis le premier accord d’Arusha. On sait que ces livraisons furent poursuivies en 1994, pendant le génocide et même, comble criminel, après le génocide pour aider les génocidaires à reprendre le Rwanda. Ce fut effectivement « une pratique abominable masquée ».

Un article de la revue XXI avait relaté de façon indirecte que le haut fonctionnaire qui avait été chargé par le président François Hollande de consulter les archives françaises sur le génocide des Tutsi avait raconté confidentiellement qu’il existe une note qui remontait des réticences d’officiers de l’opération Turquoise à livrer des armes aux génocidaires, et sur laquelle le secrétaire général de l’Elysée aurait écrit à la main en réponse qu’ils devaient obéir aux ordres.[14]

Quant à ses prétentions acharnées selon lesquelles les armes françaises n’auraient pas servi au génocide des Tutsi, c’est nier que la France était le principal livreur et facilitateur de livraisons d’armes au Rwanda Hutu power, et que beaucoup de massacres de Tutsi pendant le génocide en 1994, notamment ceux qui eurent lieu dans des stades et des églises, commencèrent par des fusillades et des attaques à la grenade commises par la gendarmerie rwandaise formée par la France depuis 1975 et par l’armée rwandaise, formée par la France à partir de 1990. Selon François Graner, qui a été autorisé par le Conseil d’Etat à consulter les archives de l’Elysée avant la publication du rapport Duclert, et a de ce fait commis un livre très documenté sur l’implication de l’Etat français au Rwanda, dont il est co-auteur avec Raphaël Doridant, 20 % des morts du génocide des Tutsi l’ont été par armes à feu[15].

On pourrait s’interroger sur le rôle de l’ex-secrétaire général de l’Elysée dans la politique française au Rwanda. N’était-il qu’un « passe-plat » comme a ironisé l’ancien officier Guillaume Ancel à propos de la posture que prétendrait afficher l’intéressé à propos du Rwanda. Le débat qui eut lieu à Science Po entre cet officier et le chef d’état-major de l’époque donne un éclairage intéressant. L’ancien chef d’état-major parle :

  • « Dès 1992, avec [l'ex-secrétaire général de l'Elysée], nous arrivons à convaincre le président de mettre en place un nouveau système qui est celui qui persiste aujourd’hui, qui est celui qu’on appelle Conseil de défense et qu’on devrait appeler conseil restreint, où se retrouvent le président, le premier ministre, le ministre des affaires étrangères, le ministre de la défense, le chef d’état-major particulier du président et le chef d’état-major des armées, avec deux trois personnes en plus. »[16]

Il apparait donc que l’ancien secrétaire général de l’Elysée s’est engagé avec le chef d’état-major des armées pour convaincre le président de la République de prendre une décision d’organisation de la décision présidentielle en matière militaire. C'était une participation de la plus haute importance à l'élaboration de la politique française.

Une récente publication développe l’analyse du rôle du secrétaire général de L’Elysée pendant le génocide des Tutsi à travers ses archives. L’article de Chantal Morelle le synthétise sous une formule qu’elle tire des propos de l’intéressé lui-même :

  • Le secrétaire général est bien une « tour de contrôle » au service du président de la République. Une masse diverse d’informations converge vers lui, qu’il répercute au chef de l’Etat. L’expression qu’il utilise indique bien le « contrôle » de l’information qu’il exerce, au-delà de la simple courroie de transmission. […] [l'ex-secrétaire général de l'Elysée] informe le Président, insiste sur certains points, donne son avis le cas échéant, de façon lapidaire mais claire. ".

A plusieurs reprises Chantal Morelle pointe l’implication personnelle du titulaire auprès du Président de la République.[17]

Que sait-on vraiment des livraisons d’armes au Rwanda, avant, pendant, et après le génocide par la France ?

Au moins sept travaux notoires de synthèse se sont penchés sur la question des livraisons d’armes par la France au Rwanda :

  • Le rapport des députés français de décembre 1998, rédigé par Pierre Brana et Bernard Cazeneuve
  • Le rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme et Human Right Watch, rédigé par Alison Desforges et publié en 1999
  • Le rapport de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), publié en 2000
  • Le rapport de la Commission d’enquête citoyenne française (CEC) publié en 2005
  • Le rapport rwandais dit rapport Mucyo, publié en 2008
  • L’enquête de Jacques Morel publiée en 2010
  • Le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des tutsi, présidée par Vincent Duclert, publié en 2021

Dans la plupart de ces documents ces livraisons sont abordées dans des chapitres dédiés et incidemment dans d’autres chapitres. Quelques éléments non exhaustifs de ces rapports et enquêtes qui prouvent la matérialité de ces violations des embargos par les autorités françaises :

Le rapport parlementaire français (1998)

En introduction du chapitre sur les livraisons d’armes, les députés écrivent :

  • « Cette question a fait l’objet de nombreuses affirmations, souvent imprécises, parfois inexactes. La Mission n’entend pas sur ce problème épuiser la réalité du sujet et notamment elle ne prétend pas, s’agissant du trafic d’armes, élucider tous les cas évoqués à travers différents articles ou ouvrages, de marchés parallèles ou de livraisons effectuées au moment des massacres, en avril 1994, ou après la déclaration d’embargo des Nations Unies le 17 mai 1994. » [18]

Sous-chapitre « La livraison d’armes au Rwanda par la France de 1990 à 1994 »

  • « […] En cas de cession directe, la procédure est plus rapide, puisque les deux étapes de l’obtention de l’agrément de la CIEEMG et de la délivrance de l’AEMG se confondent. Dans les faits, bien souvent les cessions directes s’effectuent sans qu’il y ait une AEMG ni même délivrance d’une régularisation postérieure de la procédure. Le Rwanda n’a pas échappé à cette pratique. […] » [19]

    Illustration 1
Extrait du rapport parlementaire français sur le Rwanda © Députés français

Illustration 2

Extrait du rapport parlementaire français sur le Rwanda © Députés français

Le rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme et de Human Right Watch

Selon ce rapport, certes les armes de poing ont massivement servi au génocide, mais « les soldats et les miliciens tuèrent des milliers de civils au moyen d’armes à feu et de grenades. Ils se servirent également de ces armes pour terroriser des dizaines de milliers d’autres personnes et les immobiliser face à des assaillants qui les tuaient par d’autres moyens. Des douilles jonchent le sol des sites de massacres et les trous dans les murs et les plafonds prouvent que les grenades furent utilisées. Des témoins originaires de différentes régions s’accordent à dire que les attaques débutaient par l’utilisation d’armes à feu et même dans certains cas d’armes lourdes. »[20]

Au sujet des livraisons d’armes, ce rapport identifie une douzaine de pays fournisseurs d’armes dont la France.

  • « Les livraisons officielles d’armes du gouvernement français aux autres gouvernements sont réglementées par des procédures bien définies, or dans le cas du Rwanda – comme dans d’autres- ces procédures furent rarement respectées »[21].

Ce rapport identifie cinq livraisons d'armes en mai et juin 1994 à Goma (frontière Zaïre/Rwanda) pendant le génocide par la France[22] et la présence du lieutenant-colonel Cyprien Kayumba pendant 27 jours à Paris « pour tenter d’accélérer les fournitures d’armes et de munitions à l’armée rwandaise. »[23]

Le rapport de l’OUA (mai 2000)

Le rapport de l’OUA livre une information intéressante car elle fait explicitement référence au premier accord d’Arusha de juillet 1992. Cette information confirme que les arguments français sont des prétextes, repris par l'ex-secrétaire général de l'Elysée devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale en 2014 :

  • « Le 22 janvier [1994], une cargaison aérienne d’armes envoyées par la France et destinées aux forces d’Habyarimana fut confisquée par la MINUAR[24] à l’aéroport de Kigali. Cette livraison était en effet contraire à l’accord de cessez-le-feu d’Arusha interdisant de faire entrer des armes dans la région durant la période de transition. Le gouvernement français reconnut formellement ce point, mais prétendit que la livraison était techniquement légale parce qu’elle correspondait à un ancien contrat » Rapport de l’OUA, chapitre 13, § 13.35

Le rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne (CEC - février 2005)

Le rapport traite ce sujet à partir de la page 103 pour les livraisons officielles, puis à partir de la page 115 pour les livraisons officieuses. Ce rapport croise les enquêtes précédentes et des témoignages propres comme celui du journaliste Franck Johannès du journal du dimanche qui enquêta à Goma au début de l’opération Turquoise et qui confirme des livraisons d’armes à Goma aux Forces armées rwandaises à cette période.

L’un des apports le plus intéressants de la CEC sur ce sujet fut la réactualisation de l’enquête enterrée de Pierre Galand et Michel Chossudovsky qui enquêtèrent notamment, après le génocide à la demande du gouvernement rwandais, dans les archives de la Banque Nationale du Rwanda, et ont pu identifier, entre autre, la façon dont furent comptabilisés, pendant la période qui précéda le génocide, les achats d’armements et de moyens divers du génocide.[25] Par exemple des « ambulances » étaient en fait des véhicules de transport des miliciens Interahamwe.

Le rapport Mucyo

Ce rapport précise des moyens et circuits de paiement des armes sur la base d’archives d’ambassades du Rwanda dans divers pays, dans un chapitre intitulé « 1.2 Approvisionnement en armes et couverture de leur livraison par Turquoise »[26].

L’enquête de Jacques Morel

Jacques Morel détaille les modèles d’armes livrées par la France dans le chapitre : Les livraisons d’armes de la France aux FAR.[27] Les autres chapitres qui suivent montrent l’implication de la France dans des livraisons par d’autres pays ou organismes. Le sujet est aussi abordé incidemment dans d’autres chapitres.

Jacques Morel s’est par exemple aussi attaché à recenser et recouper toutes les informations concernant la possession par les Forces armées rwandaises de missiles Mistral. Les députés français semblent aussi accréditer cette information par le biais d’un document de HRW. Un inventaire d’armement de la MINUAR/ONU en fait aussi état.

Des documents sont accessibles sur ces sujets avec le moteur de recherche interne du site interrogé sur les livraisons d’armes. Les réponses ne sont pas exhaustives, car ce sujet est parfois abordé au sein d’autres préoccupations dans les documents [28].

Le rapport Duclert

Le rapport Duclert aborde ce sujet essentiellement dans deux chapitres et incidemment dans d’autres chapitres :

  1. Le chapitre 1.3.2 Des armes en échange d’un processus démocratique[29].
  2. Le chapitre 7.1.10.2 Vendre des armes. Une décision politique et militaire[30]

On retrouve dans le rapport Duclert des éléments relatifs à l’équilibre des forces soutenu par le secrétaire général de l’Elysée (pression sur le processus de démocratisation, notamment), les mécanismes de décisions sur les livraisons d’armement, etc. Des éléments qui confirment l’embargo du 12 juillet 1992, et une étude détaillées des livraisons officielles d’armes.

On remarque aussi d’autres éclairages importants dans le contexte prégénocidaire du Rwanda :

  • « La fonction exacte de ces livraisons d’armes par la France est aussi politique. Le message de l’ambassadeur, relayant les arguments de ses interlocuteurs rwandais, évoque une sorte de levée en masse de la paysannerie rwandaise, qui, armée d’arcs et de machettes, se porterait à la défense de son pays et dont les forces armées rwandaises, dotées par la France d’armements modernes, ne feraient que soutenir l’effort patriotique »[31]

On entre ici, dans le soutien au processus d’autodéfense déjà argumenté par le Colonel Canovas en 1991[32] qui dérivera, dans la tête des responsables Hutu power, vers la création des milices génocidaires, les Interahamwe étant les plus connus et les plus nombreux. Cela renforce l’observation faite pendant le génocide que les armes livrées au Rwanda servirent à introduire les massacres du génocide en de nombreux lieux de rassemblements de Tutsi pour préparer et soutenir les machettes et gourdins cloutés des milices contre les Tutsi sans défense. Cela dément clairement les propos de l’ex-secrétaire général de l’Elysée.

« Réarmez-les »

« Réarmez-les » est le titre d’un article paru dans la revue XXI en 2017. Au moins trois témoignages isolés s’ajoutent à ces travaux et documente le maintien de livraisons d’armes aux génocidaires, pendant et après le génocide :

Le témoignage de Patrick de Saint-Exupéry

Patrick de Saint-Exupéry a multiplié les enquêtes sur l’implication française au Rwanda et les mécanismes de décisions dans l’Etat français concernant le Rwanda. Une grande partie de ces éléments sont rassemblés dans son livre « Complices de l'Inavouable, la France au Rwanda »[33].

Le témoignage cité plus haut qui fut quant à lui publié dans la revue XXI dont il fut le co-fondateur peut être repris ici. Cet article avait relaté de façon indirecte que le haut fonctionnaire qui avait été chargé par le président François Hollande de consulter les archives françaises sur le génocide des Tutsi avait raconté confidentiellement qu’il existe une note qui remontait des réticences d’officiers de l’opération Turquoise à livrer des armes aux génocidaires, et sur laquelle le secrétaire général de l’Elysée aurait écrit à la main qu’ils devaient obéir aux ordres. [34]

Le témoignage du capitaine Guillaume Ancel

Guillaume Ancel a quitté l’armée comme lieutenant-colonel. Affecté à l’opération Turquoise en juin 1994, il affirme dans un livre et de fréquentes conférences qu’on lui a demandé de distraire des journalistes pendant le passage d’un convoi d’armement destiné aux génocidaires repliés au Zaïre[35]. L’intérêt du témoignage de Guillaume Ancel est rehaussé du fait qu’il a enquêté au sein de l’armée pour comprendre l’origine et la nature des décisions relatives aux faits dont il fut témoin. Il s’avère que les militaires ont une grande liberté de parole entre eux. Guillaume Ancel a décidé de casser au moins partiellement le silence de la « grande muette » en ce qui concerne ce qu’il a appris au sein de l’armée sur les opérations militaires au Rwanda.

Le témoignage d’un bénévole de la Croix rouge

A cela s’ajoute un témoignage de 2019 d’un bénévole de la Croix rouge, Walfroy Dauchy, polytechnicien et spécialiste de la purification d’eau, probablement envoyé pour lutter contre l’épidémie de choléra, présent à Goma (base zaïroise de l’opération Turquoise). Ce témoin a fait l’objet d’un procès en 2023 par un représentant de la société SPAIROPS contre lui, ainsi que contre Benoît Collombat (émission sur France Inter) et Vincent Larcher (Journaliste de La Croix, auteur du livre : Rwanda Ils parlent) qui ont diffusé son témoignage.

Ce témoin affirme que, sur l’aéroport de Goma, le plaignant, associé de la société SPAIROPS, société créée par son père à la demande de l’état-major français pour contracter l’usage d’avions gros porteurs du Russe Victor Bout, actuellement détenu aux USA, indispensables pour mettre en place l’opération Turquoise, lui aurait confié qu’il livrait des armes à destination du « Lac vert », quartier de Goma où se rassemblaient des éléments des Forces armées rwandaises en fuite. Walfroy Dauchy confirme qu’il a vu cet homme superviser des débarquements de caisses, dont il n’a pas vérifié le contenu, d’avions militaires français, dont il a précisé le modèle au procès : C130 et C160.

Walfroy Dauchy, selon son passeport montré au procès, est arrivé à Goma début août 1994. Ces livraisons ont donc eu lieu après le génocide qui s’est terminé début juillet 1994.[36]

Incidemment, l’associé de SPAIROPS dit dans un interview, publié sur un blog d’opérateurs de tourisme, qu’il lui est arrivé de voyager en Afrique avec des militaires français entre des caisses d’armes, mais au procès, il a précisé qu’il s’agissait d’opérations aériennes vers un pays d’Afrique de l’Ouest.

A propos de la position de l’ex-secrétaire général de l’Elysée

Comme évoqué plus haut, devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale en 2014, l’ex-secrétaire général de L’Elysée a défendu avec vigueur les livraisons d’armes après les embargos de 1991, 1992, 1994 comme si c’étaient ses propres décisions et en tout cas en faisant siennes ces décisions. Au lecteur d’en tirer ses propres conclusions.

A mon sens, la position de l’ex-secrétaire général de l’Elysée est intenable, contraire aux faits. Je ne dirais même pas qu’elle est idéologique, mais simplement celle d’une personne qui se sent acculée par les enquêtes et les remontées factuelles qu’il essaye souvent de relativiser par des astuces de présentations (« je ne connais pas les détails » étant l’une d’elle), des postures équivoques et des déclarations incohérentes et imprécises, notamment celle qu’il a faite devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale française en 2014.

Connaissant le personnage médiatique, ce qui frappe le plus dans cette intervention c’est le silence des députés qui ne contestent pas ses déclarations. Pire, ils ont modifié leur compte-rendu initial de cette intervention sur le site internet de l’Assemblée nationale, pour « arranger » les propos de l’ex-secrétaire général de l’Elysée. Belle démocratie institutionnelle ! Heureusement, la vidéo reste. 9

Ce personnage, éminemment perçu, table avec succès sur la méconnaissance générale du Rwanda, y compris à l’Assemblée nationale, et sur sa réputation « de premier expert », j’allais dire de « premier de cordée » de la géopolitique, pour faire passer des « vérités » qui l’arrangent. Son fonds de commerce est donc la paresse intellectuelle de ses interlocuteurs subjugués par d’innombrables pratiques médiatiques qu’il a capitalisées.

Parmi ces interlocuteurs, une grande partie de la classe politique française et des hauts-fonctionnaires furent déstabilisés par le rapport Duclert. Certains hésitent encore en s’accrochant aux déclarations de « l’amoureux de la géopolitique » française. Il est donc d’intérêt général de démonter cette fixation intellectuelle irrationnelle qui empêche in fine les magistrats français de faire respecter les lois françaises et internationales sur le génocide.

La complicité de génocide est prévue dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Il est acceptable de dire que les responsables français n’ont pas voulu consciemment ce génocide. Aucun témoignage ou documents ne permettent d’affirmer qu’ils en seraient coauteur. Cependant, il est troublant de constater que rien ne permet de montrer qu’ils ont sérieusement essayé d’enrayer les processus génocidaires. Cela s’est résumé par la mise à l’écart de deux responsables militaires rwandais … qui continuèrent d’agir en coulisse et en Kinyarwanda ! On ne règle pas ainsi un phénomène prégnant dans toute la population. « Les massacres du Ruanda sont la manifestation d’une haine raciale soigneusement entretenue », titrait Le Monde du 4 février 1964, trente ans avant 1994.

Il est important de rappeler à ce sujet que la présomption de complicité, selon les jurisprudences françaises et internationales, n’implique pas que les présumés complices aient partagé les objectifs des auteurs du crime. C’est d’ailleurs la position de notre justice vis-à-vis des complices qu’ils condamnent dans les affaires de terrorisme. D’une certaine manière, même si cela n’a aucune commune mesure, un génocide est un terrorisme d’Etat extrême. Renforcer un tel terrorisme est donc particulièrement coupable.

Il faut ajouter aux livraisons d’armes que des gendarmes français ont participé indirectement à la traque des Tutsi, dans le cadre d’une mission de « police judiciaire », en informatisant en octobre 1992 le fichier des personnes à rechercher et à surveiller ("fichier PRAS"), selon des documents français et rwandais. Ils ont peut-être participé directement quand on considère l’argumentation post génocide terriblement partiale et acharnée contre le FPR Tutsi de l’un de leurs responsables.

Ayant moi-même pu échanger au Rwanda avec d'anciens gendarmes rwandais du CRCD[37], j'ai la certitude, qu'ils m'ont transmise, que ce fichier fichait, entre autres, les familles des Tutsi qui étaient soupçonnés d’avoir rejoint le FPR. Sous sa forme « fiche carton classées de façon plus ou moins utilisables » selon un lieutenant-colonel de la gendarmerie française, ce fichier est par ailleurs réputé avoir servi pour arrêter une partie des 10 000 Tutsi en octobre 1990.

Cette informatisation des « fiches carton » apparait comme une facilitation fournie pour établir des listes de Tutsi à traquer, voire à abattre, et donc, dans ce contexte rwandais de 1990 à 1994, des listes génocidaires. Le responsable de cette mission de gendarmerie a argué dans un procès que ce ne pouvait être des listes génocidaires puisque le fichier PRAS ne contenait que 50 000 fiches, alors que le génocide a fait un million de morts. Outre que ce fichage des Tutsi violait le point 7.2 de l’article 7 du premier accord d’Arusha, cet argument montre à l’évidence que cet « officier de police judiciaire » n’a rien compris à la véritable nature d’un génocide, même si ces listes ne représentaient qu’un moyen  partiel d’un ensemble de moyens constatés factuellement orientés dans le même objectif génocidaire. Ces fiches informatiques, facilement transformables en listes par l’informatisation, étaient une désignation de cibles qui a certainement servi aux génocidaires[38]. D’un côté la facilitation des armes et des munitions et de l’autre celle des cibles, renforçant l’efficacité du génocide.

Cette impression est renforcée par le fait que l'informatisation fut livrée trois semaines après la diffusion par l'état-major rwandais, alors sous perfusion française, de la définition de l'ennemi[39], qui commençait ainsi : "L'ennemi principal est le Tutsi de l'intérieur ou de l'extérieur [...]", suivi d'une dizaine de pages de caractérisations diverses, telles qu'aucun Tutsi ne pouvait échapper à cette définition. Tous les Rwandais le comprirent ainsi, Hutu comme Tutsi, la propagande aidant. Cette définition de l'ennemi fut d'ailleurs pointée par le représentant spécial de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU, le 28 juin 1994, comme élément caractérisant le génocide[40].

Face à la gravité de ces faits, parmi bien d’autres comme la constitution du gouvernement génocidaire, dit intérimaire, à l’ambassade de France avec la bienveillance de notre ambassadeur, puis la réception très controversée de son ministre des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, à l’Elysée, à Matignon et au quai d’Orsay pendant le génocide, les présumés complices français ont soutenu invariablement et constamment les auteurs du génocide. Refusant de prendre en compte d’une part les alertes multiples sur le risque important de génocide[41], puis d’autre part l’expression ouverte de leur intention génocidaire à partir de décembre 1990, ils connaissaient leurs intentions génocidaires[42], puis leurs actions génocidaires effectives, enfin leur désir de reconquête du Rwanda alors qu’ils étaient devenus factuellement génocidaires.

Parmi les alertes il y eut de 1990 à 1993 plusieurs massacres de masses de Tutsi sur  un territoire plus petit que la région française des Hauts-de-France, dans la période où la diplomatie, l’armée et la gendarmerie françaises étaient présentes et niaient ou minimisaient ces massacres, alors qu’on trouve dans les documents internes français des appréciations globales très négatives quant à la médiocrité et au manque d’éthique de la gendarmerie rwandaise par exemple, sans préciser les faits ayant conduit à ces appréciations.

Cette présomption de complicité est donc à priori le cas des responsables français qui évoluaient sur la question du Rwanda autour du Président Mitterrand et de l’ambassade de France à Kigali entre 1990 et 1995. Cela justifierait des mises en examen ou inculpations anglo-saxonnes, si les magistrats français ou internationaux concernés prenaient leurs responsabilités. Pour l’instant, on se défile, sans doute sous de hautes pressions.

Qu’a-t-on fait du discours empathique d’Emmanuel Macron à Kigali en avril 2021 ?

Comme époux d’une rescapée de ces traques de Tutsi de 1990 à 1992, emprisonnée gratuitement en octobre 1990, puis en janvier 1991, ayant fui le Rwanda en 1992 après avoir échappé plusieurs fois aux machettes et aux lances directes, avoir été témoin directe en avril 1991 de la collaboration de militaires français avec des militaires rwandais et des miliciens qui tuaient sous leurs yeux, et avoir perdu une partie de sa famille et de ses amis dans ce génocide en 1994, je ne peux me résoudre à cette odieuse, très lâche et hypocrite impunité criminelle française. On se montre beaucoup plus compréhensif en France à l’égard des victimes du terrorisme, qui n’arrive pourtant pas à la cheville du génocide des Tutsi. L’aveuglement continue.

Pas d’empathie pour les lanceurs d’alertes et militants qui dénoncent ces ventes d’armes en France

Depuis 2022, trois procès furent liés à ces questions de livraisons d’armes. Le schéma est toujours le même, un acteur de ces livraisons ou un décideur porte plainte en diffamation contre une personne qui a tenu des propos qui le mettaient en cause.

Le premier concernait une plainte du secrétaire général de l’Elysée de l’époque contre Guillaume Ancel. Le suivant était lié au témoignage de Walfroy Dauchy, le représentant de la société SPAIROPS n’acceptant pas d’être associé à ces ventes d’armes.

J’avais rédigé cet article en arrivant au tribunal pour le plus récent de ces procès auquel je tenais à assister avant de conclure. Il a eu lieu les 20 et 21 avril 2023. L’ex-secrétaire général de l’Elysée y reprochait au Docteur Annie Faure, ayant soigné des enfants blessés au cœur du génocide au Rwanda en avril-mai 1994, militante socialiste de surcroit, de l’avoir mis en cause sur France Inter sur ces questions de vente d’armes, suite à l’article paru dans la revue XXI en 2017, évoqué plus haut. Elle avait aussi dénoncé la lourdeur du parti socialiste qu’elle estime muselé par les « éléphants » du parti sur cette question.

Le contraste était saisissant entre ce médecin manifestement imprégné jusqu’à la moelle par ces enfants qu’elle a soignés au cœur du tsunami du génocide et ces représentants de la géopolitique française, les personnes encore vivantes les plus élevées dans la hiérarchie civile à l’Élysée et militaire de l’époque, réduits à se justifier devant une cascade de faits accablants qu’ils renient. On a eu droit à toutes les banalités du style … vous êtes émouvante, on vous comprend, c’est très honorable, mais vous n’avez pas le monopole de la compassion et il est indigne de remettre en cause la politique de Mitterrand. Ces propos étaient absolument odieux.

L’ancien chef d’état-major des armées témoignait pour l’ancien secrétaire général de François Mitterrand. Les nombreuses alertes pour mettre en garde les autorités françaises à l’époque contre la menace et l’intention de génocide des responsables rwandais furent évoquées. Ce procès permis donc de confirmer les positions de déni un peu disloquées de ces anciennes autorités françaises, face à ces alertes, de même que leur récit émaillé d’imprécisions astucieuses sur les dates et les faits. Ils s’en tiennent aux archives officielles sur les ventes d’armes et n’ont pas apporté d’éléments nouveaux sur les livraisons officieuses qu’ils contestent, malgré les faits connus, dont certains sont relevés dans le rapport Duclert, comme leur volonté écrite de contourner les embargos.

Les faits furent abondamment rappelés par les quatre témoins de la défense, Guillaume Ancel, Jean-François Dupaquier, Patrick de Saint-Exupéry et Rafaëlle Maison[43], particulièrement percutants, tant sur les plans militaires, que diplomatique et juridique. Son avocat, Antoine Conte [44], rappela méthodiquement tous les passages utiles du rapport Duclert, ayant acquis le statut implicite de parole officielle de la France sur son implication dans le génocide.  La partie civile n'a pas cherché à répondre à toutes ces objections factuelles, ni à certains aspects bizarrement lacunaires de certaines archives, à leur éventuelle destruction partielle, voire à la non-présentation par l’armée de certaines d’entre elles à la commission d’historiens.

Leur refrain peut être paraphrasé ainsi : C’est indigne de nous accuser, nous avons contraint Habyarimana vers la démocratie et réussi à faire signer les accords d’Arusha, nous étions contents (sous-entendu nous nous serions bien conduits pour faire aboutir ces accords de paix) et patatras il y eut l’attentat contre le président Habyarimana qui a tout fait tourner à la catastrophe. Nous n’y sommes pour rien.

Cette version est relativement nouvelle. On ne dit plus c’est le FPR qui a commis l’attentat, mais l’attentat est la cause de notre échec - encore que l’ex-chef d’état-major a exprimé sous une forme de lapsus (volontaire ou involontaire ?) « l’attentat du FPR », duquel il s’est aussitôt repris pour dire qu’on ne sait pas qui l’a commis. Le seul problème de cette version nouvelle, l’attentat est la cause de notre échec, est dans le fait qu’il reste des indices non encore écartés selon lesquels des Français pourraient y avoir été mêlés.

On voit bien à travers ces procès la difficulté, pour les personnes impliquées, d’assumer des décisions qui se sont révélées désastreuses et participant de fait au crime, et l’injustice de « ces procédures bâillon » où la justice est instrumentalisée au profit du respect d’honneurs déplacés cherchant à éviter d’être conduits vers les tribunaux. On contribue ainsi à construire une jurisprudence négationniste, car nier l’implication de la France dans le génocide des Tutsi alimente tout un pan du négationnisme du génocide des Tutsi par autoprotection, selon laquelle il n’y aurait pas eu de complices français dans le génocide des Tutsi.

_______

[1] Le Front Patriotique Rwandais, dit FPR, était constitué essentiellement d’exilés tutsi, des années 1959, 1963 et 1973, auxquels s’étaient joints des opposants Hutu au régime Habyarimana. Sa base était en Ouganda mais avec des ramifications au Zaïre, en Tanzanie et au Burundi, ainsi que dans la diaspora rwandaise éloignée. Plusieurs de ses fondateurs avaient de hautes responsabilités dans l’armée ougandaise. Son président fondateur, Fred Rwigema, commandant de l’attaque du 1 octobre 1990 dans laquelle il mourut aussitôt, et Paul Kagame, qui lui succéda en octobre 1990, avaient aidé le président ougandais Museveni à prendre le pouvoir détenu par une junte militaire qui venait de renverser Obote. Ces Rwandais avaient de ce fait obtenu des responsabilités éminentes dans l’armée ougandaise.

[2] Cf. annexe 6 de mon étude sur cet accord, étude référencée dans la note 6.

Illustration 3

Extrait d'une note du général Quesnot à François Mitterrand © Général Quesnot

[3] GOMN Groupe d’observateurs militaires neutres. Deux ou trois GOMN semblent avoir été créés, l’un pour observer la frontière Ougando Rwandaise, les autres pour observer le respect d’un couloir neutre entre les belligérants en 1991, réaffirmé en 1992. Je n’arrive pas à savoir si ces GOMN ont fusionné. Selon une chronologie trouvée un temps sur le site de RFI, un GOMN fut mis en place le 11 août 1992. Cette information de RFI vient probablement du livre de Monique Mas (Cf. note 7) page 151. Les autres documents qui font allusion à la mise en place du GOMN de 1992 la situe sans plus de précision en 1992 (rapport du Sénat de Belgique et de documents français et de l’ONU). Le GOMN était composé de représentants des deux parties et supervisé par l’OUA. Selon le même livre de Monique Mas, l’accord de N’sele du 29 mars 1991 avait aussi institué un GOMN mis en place le 21 avril 1991, mais qui semble avoir eu peu d’action et n’avoir pas été pris au sérieux par la France qui ne respectait pas ses observations. Il a été renouvelé par l’accord du 12 juillet 1992 selon toute vraisemblance. L’action du GOMN est suivie de près dans le livre de Monique Mas, notamment en 1993.

[4] « Rwanda, après six mois de guerre civile, un accord de cessez-le-feu a été signé avec les maquisards du Front Patriotique »Le Monde 1 avril 1991.

[5] 9 décembre 1948 à Paris, la veille de l’adoption de la déclaration universelle des Droits de l’Homme. Cette convention, dite « convention de 1948 », est accessible sur le site de l’ONU et a servi de moule à la définition du génocide dans l’article 6 du « statut de Rome » de la Cour Pénale Internationale de juillet 1998.

[6] « Le chiffon de papier », du premier accord d’Arusha à la rébellion des autorités de la France au Rwanda-2008.
Mon analyse de 2008 concernant le premier accord d’Arusha fut évidemment confirmée en 2021 par le rapport Duclert :
Duclert, Chapitre 7.1.10.6 passer outre les accords d’Arusha (page 799 ou 800 selon les PDF).
"[…] Les autorités françaises ne considèrent pas que les termes de l’accord d’Arusha sont de nature à remettre en cause les cessions de mitrailleuses et de munitions diverses qui étaient envisagées par le Ministère de la Défense. Leur acheminement vers le Rwanda, qui se fera dans la plus grande discrétion possible, devrait intervenir à bref délai. […]" ADIPLO, 183COOP/24. Dossier « Rwanda. GOMN. CPMM », TD Diplomatie 11 août 1992. Accord d’Arusha et présence de la France au Rwanda.

[7] MAS Monique, Paris Kigali 1990-1994, Lunettes coloniales, politique du sabre et onction humanitaire, pour un génocide en Afrique, Paris, L'Harmattan, 1999, 527 p.

[8] Faits et documents

[9] Duclert PDF page 184 (pagination actuelle, légèrement différente de celle du jour de sa première présentation).

[10] Le rapport Duclert, reprend hélas une petite confusion du rapport des députés en le citant (Rapport Duclert page 193 et note 366). Ce n’est pas l’OUA qui a créé le GOMN, mais le premier accord d’Arusha entre le gouvernement rwandais et le FPR, comme on peut le lire dans le texte de l’accord. L’OUA fut facilitateur de la négociation, mais pas auteur de l’accord, et eut la charge ensuite de superviser le GOMN.
D’une manière générale, il est déraisonnable de se référer en toute rigueur au rapport des députés français sur le premier accord d’Arusha, tellement ils l’ont mal traité, avec des incohérences entre plusieurs parties du rapport. Cf. mon étude référencée à la note 6.

[11] RESOLUTION 918 (1994) Adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3377e séance, le 17 mai 1994. Point n°13.

[12] Transcription intégrale « non officielle » de la déclaration de l'ex secrétaire général de l'Elysée devant la commission de l’assemblée nationale. « Non officielle », parce que la transcription originale du site des députés avait été modifiée quelques temps après sa publication, malgré la vidéo que nous avions pu enregistrer. Voir note 13.

[13] Voir l’extrait vidéo de l’enregistrement de « l’aveu de [l'ex secrétaire général de l'Elysée] » devant la commission de la défense de l’assemblée nationale française. Cet extrait est complété par des témoignages de rescapés sur place pendant le génocide. (Descendre dans la page internet pour accéder à la vidéo).

[14] Revue XXI, 24 juin 2017, extrait : « Dans ses confidences, le haut fonctionnaire explique qu’"il y avait dans ces cartons des informations sur le rôle de la France avant le génocide et jusqu’à l'opération Turquoise". Le haut fonctionnaire raconte avoir relevé "deux choses importantes". "Au cours de l’opération Turquoise, ordre avait été donné de réarmer les Hutu qui franchissaient la frontière." Un mois après le vote d’un embargo sur les armes, un mois aussi après l'adoption d’une résolution de la commission des droits de l’homme de l'ONU employant le terme de "génocide", Paris maintient sans sourciller son soutien aux extrémistes hutu.

Le haut fonctionnaire poursuit en précisant qu’il y avait plusieurs documents sur des cas de “droit de retrait” que des militaires auraient fait valoir pour ne pas obéir aux ordres. Il y avait aussi un document disant que les militaires sur place ne comprenaient pas cet ordre et ne souhaitaient pas l'applique". Difficile de fournir des armes à des assassins.

 "Sur un de ces message", le haut fonctionnaire dit avoir "vu une note dans la marge disant qu’il fallait s’en tenir aux directives fixées, donc réarmer les Hutu... L'auteur de cette petite note était [l'ex secrétaire général de l'Elysée]". Le haut fonctionnaire raconte avoir alors "refermé les cartons", puis "clairement expliqué qu’il serait très problématique pour les personnes concernées par cette affaire que ces documents soient communiqués". L’argument a été entendu. Ces documents "problématiques" sont restés enterrés dans les archives. »

[15] Le Conseil d’Etat autorise la consultation des archives de Mitterrand sur le Rwanda - Le Monde 12 juin 2020. François Graner a dit cela dans deux dépositions comme témoin devant le tribunal de PARIS, dans deux procès auxquels j’ai assisté.
Raphaël Doridant et François Graner sont auteur d’une « dossier noir » de l’association Survie, édité chez Agone : L'état français et le génocide des Tutsi au Rwanda, février 2020, réimprimé en 2023.

[16] Débat organisé à Science po Paris le 20 mars 2019 entre l'ancien Chef d’État-Major des armées et Guillaume Ancel, ancien officier de la Force d’Action Rapide. Revoir ce débat à partir de la 44 ème minute.

[17] Revue le Genre humain, de l’EHESS, de mars 2023, Des archives au cœur de la présidence française – Les « chronos de Védrine » (Septembre 1993-avril 1995) page 157. Ce numéro peut être considéré comme un prolongement du rapport Duclert. Vincent Duclert en a assuré la direction.

[18] Rapport des députés français page 177

[19] Rapport des députés français page 179

[20] Aucun témoin ne doit survivre Karthala version française du rapport de la FIDH/HRW page 759

[21] Aucun témoin ne doit survivre Karthala version française du rapport de la FIDH/HRW page 768

[22] Aucun témoin ne doit survivre Karthala version française du rapport de la FIDH/HRW page 770

[23] Aucun témoin ne doit survivre Karthala version française du rapport de la FIDH/HRW page 770

[24] MINUAR, Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda. Cette mission était sous chapitre VI de la charte des Nations unies, alors que l’opération Turquoise était sous chapitre VII et avait donc le pouvoir d’utiliser la force pour faire respecter les décisions internationales au Rwanda et notamment la mise en œuvre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

[25] Témoignage de Pierre Galand dans le rapport de la CEC page 182

[26] Rapport rwandais sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsi, dit rapport Mucyo, page 288

[27] Jacques Morel, La France au Cœur du génocide des Tutsi page 97

[28] Francegenocidetutsi.org, son moteur de recherche interrogé sur Livraisons d’armes, Livraison d’armes, Livraison d’arme

[29] Duclert page 62

[30] Duclert page 786

[31] Duclert page 64

[32] Rapport des députés français page 137 (version PDF)

[33] Patrick de Saint-Exupéry, « Complices de l'Inavouable, la France au Rwanda », Les arènes.

[34] Cf. note 14

[35] ANCEL Guillaume Rwanda, la fin du silence : Témoignage d'un officier français, Les Belles Lettres, 2018

[36] France Inter 14 mars 2019 : « Génocide au Rwanda : la "faute" de la France »

[37] CRCD, Centre de Recherche Criminelle et de Documentation. Le CRCD est l'organisme appelé par les Rwandais "fichier central" ou « criminologie », selon ceux qui s’expriment, rebaptisé ainsi par les français. Les Rwandais nomment de la même manière cet organisme et ce fichier et le bâtiment où il était utilisé. Ce sigle n’existe pas dans le rapport Duclert, sauf dans une note sans qu’il soit explicité. Pourtant on le trouve dans des rapports et notes militaires et diplomatiques. On peut trouver un rapport de 1993 du colonel Cussac qui évoque cette informatisation. (page 3 du rapport cité mais en pratique page 7 du PDF). Ce rapport laisse entendre que tous les fichiers n'ont pas été informatisés, puisque l’informatisation est partiellement réalisée selon le texte de Bernard Cussac. Cela montre que le fichier PRAS était prioritaire pour l’état-major Français.  Le rapport Mucyo traite aussi de ce centre (L’action des gendarmes français au Centre de recherche criminelle et de documentation (CRCD) page 75), ainsi que le rapport Muse rédigé à la demande des autorités rwandaises par un cabinet d’avocats américains chargé souvent de grandes affaires politiques américaines (Affaire Bill Clinton, affaire de la destitution de Trump, etc.)

[38] Le général Varret dans son audition devant les députés en 1998 a exprimé ses plus grandes réserves contre ce que Bernard Cazeneuve comprenait dans ses questions comme un « fichage des Tutsi » par la mission de police judiciaire de la gendarmerie française.

[39] Définition de l’ennemi du 21 septembre 1992

[40] Sujet développé dans mon article Rwanda : les circonspections françaises oublieuses et inconséquentes

[41] Cf. par exemple Le Monde du 4 février 1964, article en dernière page, titré « L’extermination des Tutsis, les massacres du Ruanda sont la manifestation d’une haine raciale soigneusement entretenue ». Cet article français, et un autre dans le même journal quelques jours plus tard, exprime très bien ce risque génocidaire connu.

[42] La plus notoire de ces alertes est déjà résumée dans le rapport de nos députés, page 292 de sa version PDF. Les députés ne précisent à aucun endroit du rapport que le Colonel Rwagafilita était à ce moment chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise :

« Cette volonté d'éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement l'armée composée uniquement de Hutus. Le Général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question tutsie : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ”. »

[43] Dans l’ordre de leurs témoignages.

[44] Antoine Comte : les mille et un combats d’un avocat engagé

 

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