Génocide des Tutsi du Rwanda : la France n'est-t-elle pas coupable ?

Le rapport du cabinet d'avocats US Levy Firestone Muse, commandé par le gouvernement rwandais, a été livré ce 19 avril. Il donne des informations ignorées par le rapport Duclert et des conclusions aussi "gentilles", relativement au contenu, en ne prononçant pas le mot de "complicité" en ce qui concerne l'implication des autorités françaises dans le génocide des Tutsi .

MAJ le 21 avril 2021 par quelques petites retouches de formes et insertion de la copie des extraits de deux livres anonymisés.

"Le rapport commandé par Kigali1 "indique que la France a rendu possible un génocide qui était prévisible", mais "je pense que la France n'a pas participé à la planification du génocide et que les Français n'ont pas participé aux tueries et aux exactions", a réagi lundi dans un entretien au quotidien Le Monde le ministre rwandais des Affaires étrangères, Vincent Biruta, qui assure que "le gouvernement rwandais ne portera pas cette question devant une cour"."2

Ces propos du ministre rwandais des affaires étrangères laissent entendre qu'il y aurait un accord entre Paris et Kigali pour ne pas évoquer le qualificatif de "complicité". La France a de "lourdes responsabilités", mais n'est pas auteur du génocide. Le ministre français des affaires étrangères renchérit3 :

  • "À l’occasion de la remise du rapport sollicité par les autorités rwandaises, la France salue une nouvelle étape menant progressivement vers une compréhension historique partagée et s’associe à la volonté exprimée par les autorités rwandaises de bâtir un nouveau chapitre dans les relations entre la France et le Rwanda."

En France on insiste sur la France n'est pas coupable puisqu'elle n'est pas auteur du génocide. Une défense classique de complice de tous types de crimes.

Pourtant, rien dans le commentaire du ministre rwandais des affaires étrangères n'exclut de fait la complicité des autorités françaises, mais le Rwanda aurait renoncé à des poursuites "devant une cour". Ne pas "participer à la planification du génocide", n'exclut pas la complicité par la fourniture de moyens : "la France a rendu possible un génocide prévisible" dit le rapport Muse. Si ce n'est pas de la complicité, qu'est-ce que c'est ? Les Rwandais aussi doivent être conséquents.

Les hommes politiques ont toujours tendance à prendre les gens pour des imbéciles. Sur la TV France info on aura eu le soir du 19 avril vers 23 heures l'information, stupide parce que tronquée, que selon le Rwanda la France n'est pas coupable de génocide. Qui a dit que l'Elysée ou l'Etat-major français partageaient l'intention génocidaire de leurs alliés rwandais ? Encore que leur complicité fut si étroite que parfois on pourrait se poser la question. Les complices des terroristes en France  non plus n'ont pas commis eux-mêmes les actes de terrorisme pour lesquels ils furent poursuivis comme complices. Maurice Papon ou René Bousquet non plus n'ont pas gazé des Juifs en Allemagne. 

Les Français doivent mettre un terme à leurs conneries analytiques de sentimentaux de la géopolitique par la pratique du "deux poids et deux mesures", selon que les complices des terroristes sont étrangers ou issus du "bas" peuple intégré, ou selon qu'ils relèvent de responsables d'institutions Françaises. Un génocide est un terrorisme extrême. Mitterrand et ses conseillers civils et militaires, jusqu'à leurs idiots utiles du terrain, qui tous paniquent à des degrés divers dans un négationnisme stérile, furent des complices de terroristes extrêmes. Les faits qui sous-tendent cette caractérisation, sont décrits par le rapport Duclert, et de façon un peu plus exhaustive par les avocats américains du Rwanda.

Cherchez par exemple le terme "CRCD" dans le rapport Duclert, puis dans le rapport Muse4. Rien dans le rapport Duclert. Le rapport parlementaire français n'en parlait pas plus. Vous comprendrez que la commission Duclert n'a pas usé de toutes les archives, elles existent5, ou qu'on ne les lui a pas toutes mises à sa disposition.

"CRCD", Centre de Recherche Criminelle et de Documentation, est la dénomination que le DAMI gendarmerie français (Détachement d'Assistance MIlitaire) a donné au "Fichier central" de la gendarmerie rwandaise, pour se démarquer de la sinistre réputation du Fichier central, dit dans le rapport Muse une gendarme rwandaise, Liberata Mukagasana, qui avait témoigné au procès en France de Simbikangwa. Changez les mots c'est toujours la vielle pratique de communication gouvernementale française, quand cela sent le roussi. Notez bien que des Français ont pris la liberté de baptiser un organisme rwandais. C'est non seulement une pratique de dissimulation, mais aussi une pratique coloniale.

Demandez-vous pourquoi la France est si silencieuse sur ce CRCD ?

Illustration 1

Kigali, bâtiment de la criminologie, aussi appelé Fichier central, tenu par la gendarmerie rwandaise à l'époque génocidaire. Elle y gérait entre autre le fichier PRAS des personnes à rechercher et à surveiller et y effectuait des interrogatoires qui lui donnaient une très mauvaise réputation. Ce fut un haut lieu de la traque des Tutsi.. Photo prise en 2019 © Emmanuel Cattier

Ce bâtiment d'apparence anodine est un des hauts lieux de la préparation du génocide des Tutsi.  Il abritait le fichier central de la gendarmerie rwandaise. C'est d'ailleurs sous ce nom "Fichier central" que ce bâtiment est identifié au Rwanda. Parfois aussi sous le nom de "la criminologie". Ce fichier était constitué de plusieurs fichiers et notamment du fichier des personnes à rechercher et à surveiller, dit "fichier PRAS". Un militaire rwandais, Pascal Simbikangwa, condamné par la justice française pour génocide en 2016, y exerçait une partie de ses activités, et notamment des interrogatoires de Tutsi suspectés par exemple d'avoir un membre de sa famille parti rejoindre le FPR créé par des exilés Tutsi, chassés du Rwanda. Des caricatures de l'époque rappellent qu'il avait la réputation de pratiquer la torture. Des témoins l'ont confirmé.

Le principal problème pour les Français est que des coopérants de la gendarmerie française ont opéré dans ce bâtiment, pour améliorer les choses disent-ils. Ils auraient aboli les méthodes de Simbikangwa. 
Ils ont aussi notoirement amélioré le fichier PRAS en l'informatisant. Des documents d'archives, de l’État français et de l’État rwandais, sont disponibles sur internet qui attestent de cette informatisation française fin 1992. Je suis bien placé pour savoir que les acteurs français de cette informatisation ne contestent pas ces documents, puisqu'un responsable français m'a poursuivi en diffamation pour avoir associé son nom à la signification de ces faits, mais il n'a pas contesté ces documents devant les juges. Ce qu'il conteste c'est qu'on en déduise que ce travail a facilité, dans le contexte rwandais, l’établissement de listes génocidaires. Ce dont les Rwandais innocents ne doutent pas.

Deux livres, écrits par des journalistes de Radio France et un spécialiste des doctrines de guerre de notre université affirment en effet que cette informatisation a facilité la traque des Tutsi pendant le génocide et notamment, précisément, l'établissement de "listes de suspects à abattre"et l'autre livre de "listes de Tutsi ibyitso (NDLR complice) à abattre". Je ne vous donne pas les titres de ces livres, ni la citation complète, car ils nomment eux aussi ce responsable français en relation directe avec ces faits. Moi je n'ai pas le droit de le nommer, sans doute parce que ma femme était Tutsi (j'utilise l'imparfait car ces dénominations infondées en tant qu'ethnies sont aujourd'hui abolies par la constitution rwandaise). D'autres livres, notamment la volumineuse enquête de Jacques Morel6 et aussi le rapport rwandais de 2008 se posent la question de cette facilitation. L'enfer fut comme toujours pavé de bonnes intentions. 

Illustration 2

Illustration 3

Mais l'ensemble de ces faits n'ont pas convaincu les juges et j'ai été condamné, lourdement 9000 €7, en première instance et en appel, parce que j'ai associé ces faits et leurs conséquences à son nom. Ce qui confirme à contrario la gravité des faits. Malheureusement ce responsable, au moment du procès, était aussi le seul enquêteur de personnalité pour le même tribunal français et son fils le seul psychologue du même tribunal. En France les magistrats ont une conscience élastique de la notion de conflit d'intérêt.

Il ne faut jamais connaître les choses avant que des juges en aient pris conscience. Ce n'est pas évident pour des Français d'accepter ces faits, à fortiori pour des juges qui sont des fonctionnaires de l’État, malgré le principe affirmé de leur indépendance. Même s'ils ne reçoivent pas d'instructions directes, ils subissent par la force des choses une pression subliminale qui peut leur faire craindre à tort ou à raison des conséquences. Si cela gêne en plus la perception de leur tribunal de débouter le demandeur, imaginez la difficulté morale de cette géométrie. Je leur ai d'ailleurs clairement posé le problème à l'audience. Cela demande un courage particulier de décider d'un non-lieu, comme je le souhaitais. La première décision du procureur avait d'ailleurs été une réquisition "définitive" aux fins de non-lieu. Mais le juge d'instruction n'avait pas suivi et le procureur a changé d'avis ensuite. Ce changement ne peut venir que de l'offre de preuve que je lui ai communiqué en bonne et due forme. Les documents d'archive prouvant ce que j'affirme sont devenus de la diffamation pour le procureur. Pourtant personne ne conteste ces documents. Le terme "définitif" a un autre sens pour les magistrats français !

Un général français, Jean Varret, qui affirme dans un livre avoir démissionné de l'armée avant le génocide parce qu'on ne tenait pas compte de ses alarmes, fut auditionné par les députés français en 1998. Voici un extrait de leur récit de cette audition (disponible sur le site de l'assemblée nationale française)8 :

  •  « …Le Général Jean Varret a souligné que l’ambassadeur souhaitait une redéfinition de la coopération militaire, notamment à l’égard de la gendarmerie rwandaise, qui se comportait en véritable armée, et la transformation de la garde présidentielle en garde républicaine, mais il a jugé que l’objectif souhaité par l’ambassadeur, d’en faire une gendarmerie à la française, n’avait pas été atteint. Il a rappelé qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec l’appui de l’ambassadeur, une formation d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des enquêtes intérieures. Il a précisé qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car il s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait “ la cinquième colonne ”. Cette action de formation a donc échoué. M. Bernard Cazeneuve s’est demandé s’il fallait comprendre que le souhait du Gouvernement rwandais de former des officiers de police judiciaire était en fait motivé par le désir de ficher les Tutsis. Le Général Jean Varret a confirmé que c’était effectivement son sentiment et qu’il avait tout fait pour freiner cette coopération avec la gendarmerie rwandaise, qui est demeurée superficielle. »

Il semble que ce ne soit pas resté superficiel car ce général a été relevé de ses fonctions au ministère de la coopération en lui signifiant que ses ordres n'étaient plus les bons. Sa démission consécutive fut déplorée par Mitterrand selon le livre du général9.

J'ai rencontré des gendarmes rwandais qui avaient travaillé dans ce lieu à l'époque de cette informatisation. Ils m'ont affirmé qu'il n'y aurait aucune difficulté pour prouver que le fichier PRAS était utilisé pour traquer les Tutsi. Mais ils ne m'y ont pas aidé. Cela irait pourtant dans le sens de leur gouvernement. Ils ont probablement peur de quelque chose. Il semble aussi que ce fichier, dont aucun rwandais avec qui j'en ai parlé ne doute du contenu ethnique, ait disparu dans la nature pendant le génocide. Cela permet sans doute aux magistrats de prétendre que je ne suis pas de bonne foi. Une porte de sortie.

J'ai obtenu la décision au bout de cinq mois après avoir écrit au Président du tribunal un courrier indigné. Il apparait dans le texte que leur décision s'appuie ouvertement sur les déclarations du témoin Charles Onana qui avait affirmé qu'il n'avait pas vu de liste de Tutsi évoquées devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). De quoi éclater de rire pour les connaisseurs.

Pour ma part j'ai le sentiment d'être très honnête dans tout cela, même si mon dossier n'est (peut-être ?) pas au point pour la justice. En plus une partie de ma belle-famille fut massacrée dans ce génocide des Tutsi. Mais cela ne pèse pas lourd en France, au-delà des paroles. Ce génocide relativise aussi la souffrance de cette condamnation. Il y a plus grave au monde. Mais pour mon épouse c'est dur à avaler après tout le reste et ça ce n'est une fois de plus pas à mettre à l'honneur des autorités françaises.

  1. Rwanda releases LFM investigation report on the Role of the French Government in the Genocide against the Tutsi, in Rwanda
    Cabinet d'avocats  Levy Firestone Muse LLP - 19 avril 2021
  2. Génocide au Rwanda : un rapport de Kigali pointe la "lourde responsabilité" de la France
    France 24 - 19 avril 2021
  3. Rwanda - Génocide des Tutsi - Déclaration de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères (19 avril 2021)
    France diplomatie - 19 avril 2021
  4. page 139 et suivantes de la version anglaise du rapport Muse, en attendant la traduction française promise dans la synthèse en français.
  5. Compte rendu semestriel de fonctionnement, page 7 de ce document de 22 pages d'octobre 1993 du colonel français Bernard Cussac en poste à Kigali à l'époque, décédé il y a quelques mois.
  6. Plus de 11 000 documents en ligne sur le site francegenocidetutsi.org et le livre de 1600 pages particulièrement fouillé, La France au cœur du génocide des Tutsi, épuisé mais téléchargeable sur francegenocidetutsi.org
  7. On m'a fait payer 7500 € en appel auquel on a cumulé 1500 € de la première instance qui n'auraient pas été annulés par l'appel selon mon avocat ! Sans parler des frais annexes : avocats, huissiers pour diverses démarches, frais de plusieurs déplacements nécessitant à chaque fois au moins 3 jours de voyage à 800 km de chez moi. Au total cela m'a coûté 19 000 €, mais desquels on peut déduire les dons des soutiens qui m'ont payé les frais d'avocat de l'appel.
  8. Audition du général Varret sur le site de l'Assemblée nationale.
  9. VARRET Jean, Général, j’en ai pris pour mon grade, Editions Sydney Laurent, Paris, 2018

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