Hubert Védrine persiste à faire l'autruche sur l'implication française au Rwanda

"Retour sur le piège rwandais" telle est la perception actuelle d'Hubert Védrine sur la France au Rwanda. En réalité son article du 16 septembre 2021 est lui-même un piège, au perfectionnisme achevé, pour ceux qui ne connaissent pas les faits.

Je ne résiste pas à l'amusement d'évoquer cet article d'Hubert Védrine. Il parle de lui-même pour tous ceux qui ont étudié avec finesse l’enchaînement des faits et leurs interconnections multiples. C'est de l'enfumage[1].

Il commence à ressentir cet enchaînement des faits comme "un piège" selon son titre. Cela pourrait laisser penser qu'il s'orienterait vers la reconnaissance d'un égarement. Mais, Hubert Védrine s'enfonce dans son enfermement : l'étroitesse de raisonnements basés sur des résumés de fiches géopolitiques pour toute connaissance des pays et singulièrement du Rwanda. C'est un homme de dossiers ou plutôt de fiches d'étudiants en sciences politiques, mais établies par "les services"... qui n'étaient pas d'accord entre eux, ce que montre le rapport Duclert. Ses fiches sont ses propres arbitrages entre les divergences des services et la stratégie de Mitterrand qu'il adopte, qu'il promeut, dont il assure le service après-vente.

Certes, Hubert fascine les esprits complaisants car il connaît toutes ses fiches par cœur, avec leurs erreurs factuelles, leurs résumés falsificateurs, leurs chiffres et leurs valeurs fabriqués par l'Occident sur l'Afrique. Il est un peu comme un gamin qui connaît toutes les cartes Pokemon, celles d'un monde virtuel peuplé de monstres imaginaires, censé se substituer au monde réel le temps d'un discours, d'un colloque, d'un article. Il donne l'impression de ne connaître de l'humanité que les classes dirigeantes qu'il a abondamment fréquentées. Pour lui, ceux qui sont plongés dans la réalité des faits sont vulnérables. Un vieux travers des classes dirigeantes françaises est de considérer que ceux-là sont nécessairement égarés par leur sensibilité et leurs traumatismes. Alors un génocide vous pensez ! Ainsi Mitterrand reprochait à Kouchner d'exagérer à propos du génocide des Tutsi. Pourtant c'est Kouchner qui était plus près de la vérité des faits. C'est la circonspection de Mitterrand qui était en réalité exagérée et travestissait la réalité et donc égarait sa stratégie.

Cet enfermement est révélateur du plantage de la France au Rwanda. D'ailleurs notre Hubert montre qu'il en connaît très mal l'histoire. Il ne cesse de privilégier ses propres repères en papier-cartonné contre la dure matérialité des faits que les Rwandais et certains Français connaissent bien mieux que lui. C'est ce qu'il méprise comme ces "détails" qu'il ne veut pas connaître, et qu'il considère ne pas être à la hauteur de sa "hauteur de vue", même si ce détail fiche par terre le résumé abstrait de ses fiches géopolitiques ou de sa chronologie mal fagotée. De haut, les reliefs s’aplatissent.

Un exemple, en juillet 2004, Michel Barnier, ministre des affaires étrangères de Jacques Chirac, proposa à son homologue rwandais de se mettre d'accord sur une histoire commune entre la France et le Rwanda[2]. Début août 2004, le gouvernement rwandais décida en réponse de créer une commission pour établir les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsi[3]. Notre "amoureux de la géopolitique" essaye encore de nous faire avaler, à la suite des sbires théoriciens négationnistes navrants du double génocide qu'il défend encore dans son article, que cette commission rwandaise, appelée depuis la commission Mucyo, aurait été créée par une décision, deux ans plus tard, consécutive à l'ordonnance de Bruguière de novembre 2006 qui mettait en cause le Front Patriotique Rwandais des exilés Tutsi (FPR) dans l'attentat "déclencheur du génocide". Certes cette ordonnance a du renforcer la détermination rwandaise, mais elle n'en est en aucun cas la cause première. Hubert raconte les choses à sa sauce.

On serait d'ailleurs tenté de penser que l'orientation unilatérale de l'ordonnance de Bruguière, démontée ensuite par les enquêtes de ses successeurs, serait précisément la conséquence de la décision rwandaise de créer en août 2004 une commission pour enquêter sur "l'implication de la France dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994". En fait cette orientation était déjà prise puisqu'elle fut largement exposée, quatre mois plus tôt, par le journaliste très controversé Stephen Smith dans le journal Le Monde, le 9 mars 2004. A cette date les travaux de la Commission d'enquête citoyenne française, dont je faisais partie, était annoncés pour la semaine du 22 au 27 mars 2004, le livre, "J'ai serré la main du diable", du général Dallaire, ancien commandant de la mission de paix de l'ONU au Rwanda, était sorti fin 2003, et le journaliste Patrick de Saint-Exupéry annonçait son livre, "L'inavouable. la France au Rwanda", sorti le 27 mars 2004. On pourrait penser que cette montée des critiques de la politique de la France au Rwanda orienta l'enquête de Bruguière en défense. Mais, parait-il, il avait déjà fait le siège du Procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda pour essayer d'imposer, au début des années 2000 une enquête à charge contre "l'homme fort" du FPR dans cette affaire de l'attentat et pour des crimes qu'auraient commis le FPR. Cela donna lieu à un conflit entre le TPIR et le Rwanda.  Donc, l'orientation unilatérale de Bruguière peut dater de la suite des rapports parlementaires belges et français de 1997 et 1998 et de la campagne de l'association Survie et d'autres pour une commission d'enquête parlementaire sur le Rwanda, plutôt qu'une simple mission d'information. D'ailleurs c'est en mars 1998 que Bruguière est saisi de cette affaire, au moment du démarrage de la mission parlementaire française. A cette époque l'association Survie et bien d'autres haussaient le ton, notamment à la suite des articles de Patrick de saint Exupéry de janvier 1998. Puis le président de Survie, François-Xavier Verschave, gagna un procès contre trois président africain de la Françafrique, pourtant défendus par l'avocat Jacques Verges. Il fallait contrer ces dangereux "suppôts de Kagame" que nous aurions été, selon le milieu régalien français, en attaquant directement Kagame.

Hubert désarticule la chronologie des faits, il fait démarrer cette contestation de la France au Rwanda beaucoup plus tard, en 2008 dans son article. Cette contestation  de 1998, puis du printemps 2004 est probablement à la source de la proposition de Michel Barnier au gouvernement rwandais en juillet 2004. Hubert continue de faire la guerre au FPR. Il fait de la propagande française. Il passe du Pokemon au poker menteur. Il a développé un variant : le PokerMent. Je le nommerais bien le variant HV, si je voulais être à la mode de l'épidémiologie.

Autre point, il justifie la position de la France entre 1990 et 1994 par la crainte de "massacres prévisibles" qui pourraient être perpétrés et donc la France se devait, parait-il, de combattre le FPR. Mais la France a fermé les yeux sur les massacres de masse bien réels commis au Rwanda entre 1990 et 1994 contre les Tutsi, parfois à proximité des campements de ses troupes,  et a continué de soutenir ce régime massacreur. Des gendarmes rwandais, dont la gendarmerie était formée parallèlement par des gendarmes français, et des miliciens, soulignés en 1991 comme "défense civile" potentielle par le Colonel français Gilbert Canovas selon le rapport de nos députés[4], massacraient en masse des Tutsi Bagogwe à partir de 1991, des Tutsi du Bugesera en 1992, puis ceux de Kibuye en 1993, sans jamais aucun reproche de la France à son allié, ni aucune pression. Nos coopérants officiers de gendarmerie inspectaient d'ailleurs leurs barrières dressées pour filtrer l'ennemi Tutsi à Ruhengeri, en  avril 1991. Au contraire elle abonda en conseils stratégiques et en livraisons d'armes, en informatisant le fichier central de recherche des Tutsi, en "commandant indirectement" l'armée rwandaise selon nos députés dans leur rapport de 1998.  Le sempiternel alibi des négociations d'Arusha que la France aurait encouragées reste un pétard mouillé par les pleurs des rescapés. J'ai consacré un long article au premier accord d'Arusha (c'est un package de cinq accords) qui montre qu'Hubert est inconséquent à ce sujet[5]

Ce silence de la France de Mitterrand sur les massacres de Tutsi de 1990 à 1993, probablement perçu comme un assentiment silencieux par le régime Hutu, a certainement encouragé en fait cette politique génocidaire. D'autres éléments confirment que cette politique a eu globalement pour fruit incontestable un génocide que beaucoup d'observateurs considèrent comme un événement qui aurait pu être évité si la France avait eu une autre politique. C'est d'ailleurs ce que Antoine Anfré, l'actuel Ambassadeur de France au Rwanda, a écrit sur le livre d'or du mémorial du génocide de Kigali, comme l'a publié le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, "ancien du Rwanda"[6].

  • "Le 19 juillet 2021
    Le génocide des Tutsi n’aurait pas eu lieu si nous avions eu une autre politique. Ce terrible constat, étayé par le rapport Duclert a conduit le président de la République à reconnaître en ce lieu l’ampleur de nos responsabilités, le 27 mai 2021. Cette responsabilité nous oblige. Elle nous oblige vis-à-vis des millions de victimes, assassinées de façon planifiée dans des conditions abominables. Nous ne les oublierons pas. Elle nous oblige aussi vis-à-vis des Rwandais aujourd’hui, avec lesquels nous avons le devoir de construire un monde meilleur. Antoine Anfré Ambassadeur de France au Rwanda."

A l'époque, Antoine Anfré était "rédacteur Rwanda" au ministère des affaires étrangères, dans le service de la direction  des affaires africaines et malgaches. Le rapport Duclert remarque sa grande lucidité exprimée dans ses notes, "une réflexion de première main", qui lui donnent autorité pour écrire ce qu'il a écrit au mémorial de Gisozi (Kigali). Cela donne une impression de cohérence et souligne que les services français n'étaient pas d'accord entre eux.

La commission Duclert rapporte les écrits d'Antoine Anfré, datés de 1991, trois ans avant le génocide des Tutsi :

  • "7.2.1.4 A la DAM au ministère des affaires étrangères. des « notes personnelles » du rédacteur Rwanda"
    "« Malgré la prégnance de l’antagonisme Hutu-Tutsi et son enracinement dans la conscience collective rwandaise, qui rendent toute inflexion délicate, notre action dans ce pays mérite d’être réorientée. Les moyens dont nous disposons nous le permettent ». Ainsi s’exprime en 1991 Antoine Anfré, ancien numéro 2 du poste de Kampala où officie l’ambassadeur Gérard, devenu « rédacteur Rwanda » à la direction des Affaires africaines et malgaches à l’époque de Paul Dijoud, la sous-directrice Afrique centrale et orientale étant Catherine Boivineau. Les « deux notes personnelles » qu’il rédige à l’invitation du directeur du rédacteur Rwanda en 1991, les 14 mai et 17 juillet, ainsi qu’une note du 19 avril signée de Jean Nave mais de sa main et une deuxième note, portant sur « la politique intérieure du Rwanda », en date du 4 octobre 1991, constituent une réflexion de première main qui témoigne d’une analyse méthodique et informée de la situation rwandaise. L’analyse justifie d’alerter sur les dangers de la politique de la France telle qu’elle se développe en faveur quasi exclusive du pouvoir du président Habyarimana."[7] .

Un autre exemple, Hubert parle de "4 millions de morts" au Congo qui seraient établis par le rapport Mapping et des démographes canadiens. Ces démographes, dont il ne donne pas les références, nous n'en n'avons jamais entendu parler. Nous ne connaissons que des démographes belges qui ont établi le nombre de cent quatre vingt trois mille morts au Congo, comme surmortalité due à la guerre de 1998 à 2004 et tout en soulignant en introduction que la première guerre du Congo (entre 1996 et 1997) a provoqué beaucoup moins de morts [8]. De toute façon, invoquer le "Mapping" est un pur mensonge. Les rapporteurs de ce rapport Mapping (inventaire d"exactions" sur la période 1993-2003 au Zaïre/RDC) écrivent dans une simple note de bas de page : que ce n'était pas dans leur feuille de route de dénombrer les morts de ces "exactions" au Congo. Nous avons longuement étudié cette question analysée dans une page dédiée du site de la commission d'enquête citoyenne[9].

Notre Hubert qualifie notre point de vue d'histoire dictée par Kigali. Il vous dira que nous ne parlons pas des massacres du FPR. Mais ces massacres n'arrivent pas à la cheville de ceux commis par le régime Hutu. On les monte en épingle pour tenter de créer l'illusion d'un double génocide. On ne critique pas les alliés de la seconde guerre mondiale pour avoir massacré des dizaines de milliers de Français sous des bombardements massifs et inhumains où ils agonisèrent sans doutes pendant des heures, ensevelis sous des tonnes de gravas, pour combattre le nazisme. Le FPR a fait la même chose à une bien moindre échelle. Les massacres du génocide représentent plus de trois World trade center par jour pendant cent jours, doublés d'une campagne de harcèlement contre les Tutsi sans équivalent dans le monde et d'un sadisme particulièrement démoniaque  dans la volonté de faire souffrir, ou encore ils représentent plus d'une centaine de Bataclans par jour pendant cent jours. Tous les rapports internationaux et rwandais l'ont confirmé, y compris les rapports français (parlementaire et Duclert). Bref je ne vais pas perdre plus longtemps votre temps à critiquer chaque élément d'un tel fatras d'enfumages divers.

Cela montre le déracinement très excessif de la représentation du réel que nous fabrique Hubert. Il vit dans un autre monde que celui qu'il dit connaître. Au fond il est un orphelin perdu sans Mitterrand, qui, lui, savait admirablement faire prendre des vessies pour des lanternes et rassurer tout un peuple dans cette illusion. C'est Mitterrand qui a introduit la notion négationniste de double génocide. Mitterrand ne fut qu'un homme de droite ambitieux, devenu avocat de la gauche, seule place disponible qui lui restait pour atteindre le pouvoir suprême français. Le fruit de tout cela fut la décomposition actuelle de la gauche. Mitterrand donnait à Hubert un cadre rassurant pour déblatérer ses cartes Pokemon "d'amoureux de la géopolitique", à défaut d'aimer l'humanité et chacune des personnes bien réelles qu'il croise, fussent-elles Tutsi et victime d'un génocide. J'ai en mémoire la façon très désobligeante et faussement polie avec laquelle il répondit à une rescapée rwandaise, Yvonne Mutimura-Galinier, sur un plateau de télévision.

Hubert, quand il était ministre des affaires étrangères de Lionel Jospin, a dit en 2001, je l'ai entendu moi-même à la radio, qu'il ne s'inclinerait pas devant un mémorial pour ne pas céder à "l'instrumentalisation du génocide".  Allez dire cela devant une victime du terrorisme en France. Un génocide est un terrorisme extrême. Le génocide des Tutsi le fut. Ses mémoriaux n'ont rien d'excessif, ni d'instruments politicards. Ils ne sont pas des monstres de Pokemon, mais le résultat monstrueux d'une politique désastreuse qu'il a le culot outrancier de défendre encore. C'est le génocide qui fut excessif, ainsi que le soutien français à ses auteurs. Ce soutien est une complicité dans ce génocide. Les personnes qui sont responsables de cette complicité doivent être mises en examen.

[1]   "Retour sur le piège rwandais" Hubert Védrine 16 septembre 2021

[2] Rwanda : Paris et Kigali mènent un travail de mémoire conjoint Libération 29 juillet 2004

[3] Le Rwanda va enquêter sur l'implication française L'observateur 4 août 2004

[4] Assemblée nationale, rapport de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, PDF page 157

  • Dans la zone de Ruhengeri, il [le colonel Gilbert Canovas en février 1991] note “ la hargne ” et “ le zèle ” des populations lors des opérations de ratissage et de contrôle routier, mais aussi le découragement et la peur de tous ceux qui se sont enfuis de chez eux pour se regrouper dans des lieux plus urbanisés. Il propose, pour remédier à l’insécurité de ces populations, vivant au sud du Parc des Volcans, “ la mise en place de petits éléments en civil, déguisés en paysans, dans les zone sensibles, de manière à neutraliser les rebelles généralement isolés ”.

Du "déguisement en paysans" à l'instrumentalisation "de la hargne et du zèle" des populations sur les "contrôles routiers", il n'y a qu'un léger pas à faire pour "neutraliser" les rebelles Tutsi. Cela ressemble fort à l'une des méthodologies du génocide des Tutsi : les barrières de tueries.

[5] Le "chiffon de papier" - Du premier accord d'Arusha à la rébellion des autorités de la France au Rwanda PDF,  2008 - CEC 

[6] Guillaume Ancel, Ne pas subir 17 septembre 2021 La photo du texte de l'Ambassadeur a été prise par le Docteur Annie Faure de la Commission d'enquête citoyenne.

[7] rapport Duclert page 844

[8] Étude démographique de l'ADRASS sur la surmortalité au Congo de 1998 à 2004

[9] Le rapport mapping

[10] Commission d'enquête citoyenne, semaine du 22 au 26 mars


 

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